Nicoletta Iacobacci : "Les entreprises qui se réalisent que la combinaison de l'éthique et de la technologie de pointe peut mener à un avenir brillant seront les gagnantes de demain"
Tout au long de sa carrière professionnelle, Nicoletta Iacobacci a été une pionnière des nouvelles technologies et de la réflexion sur ce que ces technologies peuvent signifier pour les personnes, les médias et la société. Par exemple, en 1987 déjà elle a été la toute première Européenne à obtenir un master en infographie en écrivant un mémoire sur les interactions possibles de la télévision et de l’ordinateur. Après avoir occupé pendant plusieurs années le poste de ‘Senior Manager Future Media’ à l'EBU (European Broadcasting Union) son activité principale consiste actuellement à enseigner à la Webster University de Genève et à l'Université Jinan de Guanghzou. Mais elle travaille également sur des projets au carrefour de l'éthique et de l'intelligence artificielle. Parce qu'au cours de sa carrière, elle s'est rendu compte que la balance penche trop en faveur de la technologie et que, si nous ne prêtons pas plus d'attention à l'éthique de toute urgence, l'homme et la société peuvent être damnés.
"Je me rends compte, dit Nicoletta Iacobacci, lorsque nous nous parlons via Zoom, que le confinement a été une période très difficile pour beaucoup de gens. Mais pour moi, cette pérode a été une merveilleuse occasion de reprendre mon souffle. Je suis presque toujours sur la route pour parler dans tous les coins du monde et maintenant j’ai pu m'arrêter et réfléchir.
Cela m'a fait réaliser encore plus combien il est important de sensibiliser surtout les jeunes aux dangers imminents de la toute-puissance des grandes entreprises technologiques."
Cette vision rejoint ce qu'Amy Webb écrit dans son livre The Big Nine : How the Tech Titans and Their Thinking Machines Could Warp Humanity et les idées qu'Anand Giridharadas explique dans son livre Winners Take All.
Pionnier de la technologie
Cependant, Nicoletta Iacobacci a toujours été une pionnière en matière de technologie. "J'ai commencé ma carrière comme costumière pour le théâtre", se souvient-elle. "À ce titre, je suis parti pour New York au début des années 1980 pour trois semaines. Mais finalement, j'y suis resté dix-neuf ans.
J'y ai travaillé comme correspondante de la télévision publique italienne, la RAI. Et je me suis recyclé parce que j'étais fasciné par l'ordinateur qui émergeait à l'époque et par les possibilités de croisement entre la télévision et les ordinateurs.
Bien sûr, je n'étais pas la seule à travailler dans ce domainer. Il y a eu d'autres pionniers et certains d'entre eux sont devenus célèbres dans le monde entier par la suite. Mais ce n'était pas ce que je visais. Travailler en première ligne, être parmi les premiers à ressentir certaines évolutions m’a toujours procuré une grande satisfaction".
L'homme et l'humanité
En 2001, Nicoletta Iacobacci est retournée en Italie, où elle a travaillé sur des projets de contenu numérique pour la RAI. En 2006, elle a rejoint la European Broadcasting Union.
Sa vie professionnelle très chargée - elle a également été curatrice et licenciée des conférences TED en Suisse – ne l’a pas empêché d’obtenir un doctorat en philosophie avec un mémoire sur l'éthique, les médias et les technologies à croissance exponentielle.
Nicoletta : "Ce n'est qu'après 2010 que les gens ont commencé à réfléchir au fait qu'il y a aussi des aspects négatifs à la percée technologique", dit-elle. "J'ai été de plus en plus intriguée par le fait qu'il existe une dichotomie entre l'être humain et l'humanité. Ou pour le dire en anglais entre « human being » et « being human ».
À première vue, cela semble être la même chose. Mais ce n'est pas le cas, car nous sommes des êtres humains parce que nous pouvons marcher debout et parce que nous pouvons penser, mais cela ne signifie pas toujours que nous ne pouvons pas perdre notre humanité et différents aspects qui la caractérisent, comme par exemple la gentillesse.
Pour moi, il est de plus en plus évident que les percées technologiques de grande envergure ont mis notre humanité de plus en plus en danger.
Le livre que j'ai écrit en tant que thèse de doctorat intitulée Exceptional Ethics a également été traduit en chinois, car en Occident, nous oublions parfois que les grands géants technologiques que sont Amazon, Apple, Google, Microsoft et Facabook ont aussi des pendants chinois, à savoir Baidu, Alibaba, Tencent et Xiaomi". (Le Big Nine dans le titre du livre d'Amy Webb y fait également référence -GDG).
L'éthique est différente pour chacun
Des contacts en Chine ont par la suite valu à Nicoletta Iacobacci une chaire à l'université de Jinan à Guanghzou, mais lui ont également fait prendre conscience que l'éthique n'est pas un concept global et universel.
"L'éthique est également liée à la culture, à l'éducation et à d'autres éléments contextuels. Un jour, j'ai eu une conversation avec un professeur et philosophe chinois au sujet de CRISPR-Cas9, une méthode permettant de modifier l'ADN avec une précision sans précédent.
Les CRISPR sont de courts segments de codes répétés dans l'ADN de bactéries découvertes par des scientifiques japonais à la fin des années 1980. Lorsque je lui ai dit que nous, en Europe, ne considérions pas qu'il était éthiquement responsable d'utiliser cette méthode dans un embryon pour interférer avec l'ADN humain, il m'a regardé avec stupéfaction.
Il a fait référence à Confucius avec la métaphore que la graine n'est pas encore un arbre, mais peut devenir un arbre''. En d'autres termes : selon lui, il n'y a rien de mal, d'un point de vue éthique, à intervenir dans l'embryon humain.
Je cite cette anecdote pour indiquer que l'éthique est une question complexe. Créer des valeurs éthiques qui soient bonnes pour tous n'est dès lors sûrement pas si simple.
Mais à part cela, je pense qu'il devrait être clair pour tout le monde que le désir insatiable des grandes entreprises technologiques de réaliser toujours plus de bénéfices et de croissance, a mis les valeurs éthiques sur une pente dangereusement glissante".
Nécessité d'un redémarrage
La professeur italienne, qui, depuis cinq ans, est également active dans la fondation suisse à but non lucratif xPrize Foundation, estime qu'il est temps de "relancer" les valeurs éthiques.
Cette fondation attribue des prix importants en espèces à des équipes de recherche mondiales qui développent des projets technologiques permettant de réaliser des percées, par exemple, dans le domaine du nettoyage des océans et de la préservation de la forêt tropicale.
"Ce redémarrage des valeurs éthiques ne se fait pas du jour au lendemain", dit-elle ardemment. "En fait, nous devons élever une nouvelle génération pour cela, car notre génération a été saisie par ces géants de la technologie. Elle s’est laissée dominer par ces géants. Nous pouvons utiliser leurs services gratuitement, mais cela leur donne accès à toutes nos données".
Optimiste pour l'avenir
Cela n’empêche pas que Nicoletta Iacobacci reste optimiste. "Dans mes conférences, je suis parfois surprise par le fait que les jeunes comprennent si bien ce qui se passe dans le monde.
Récemment, un garçon de 17 ans m'a envoyé un long e-mail après une conférence, dans lequel il mentionnait point par point les aspects où il pensait que je ne voyais pas tout à fait juste.
J'ai immédiatement entamé un dialogue avec lui et il fait maintenant partie de mon équipe pour un projet à l’université de Berkeley, qui se concentre sur ce que le bonheur signifie pour les gens.
Aristote l'a clairement exprimé il y a des siècles. C'est peut-être bref et dit de façon trop simple, mais la réalité est aussi que c’est très simple : vous serez heureux en tant qu'être humain si vous faites le bien, si toutes vos actions sont en accord avec vos vertus et vos valeurs éthiques".
Avec son bel accent italien, elle répète : "Être bon pour le monde, c'est se sentir bien en tant qu'être humain". C'est le message qu'elle veut faire passer aux jeunes à travers ses conférences et ses cours. "Et alors tout ira bien", ajoute-t-elle.
Des armes égales
Mais en même temps, Nicoletta se rend compte que le "Andrà tutto bene" qui était un message si fort dans son pays natal pendant la crise du coronavirus ne viendra pas naturellement.
Aujourd'hui, elle reste ce qu'elle a toujours été : une pionnière et une personne passionnée par ce qu'elle représente. C'est pourquoi il n'est pas tout à fait surprenant qu'elle dise ne pas voir de mal dans les "fausses nouvelles pour de bon".
Nicoletta : "Si des personnes ou des institutions utilisent de fausses nouvelles pour influencer les masses alors que cela ne sert que leurs ambitions personnelles et non le collectif, je ne vois pas pourquoi nous ne devrions pas utiliser les mêmes armes pour influencer les masses afin de faire le bien pour la communauté.
En fait, les fausses nouvelles ne sont rien d'autre qu'une nouvelle technologie. Et toute technologie a toujours deux faces. La première technologie dont disposait l'homme était le feu. Et il l'utilisait pour chauffer sa grotte, chasser les animaux dangereux et faire la cuisine.
Mais à la fin, il a aussi été utilisé le feu pour faire du mal. Mais l'inverse est également possible. Et pour ce faire, nous devons d'abord retrouver l'humanité dont nous avons perdu une partie suite à la vitesse vertigineuse des percées technologiques.
Nous devons également mieux comprendre ce que signifie être un "être humain". Ecouter et avoir confiance en l'autre. L'éthique doit donc suivre le progrès exponentiel de la technologie.
J'ai appris que tout comme les nouvelles technologies, toute histoire a deux faces. Si l’on réussit à les combiner, l’homme est mesure de réaliser des merveilles et même de résoudre les énormes problèmes actuels.
C’est la raison pour laquelle je crois que la combinaison de l'éthique et de l'intelligence artificielle peut nous mener vers un avenir brillant. Les entreprises et les entrepreneurs qui en sont conscients seront les gagnants de demain. Et leurs histoires pourront inspirer tant d’autres gens qui veulent réussir la transformation.
Je veux continuer à travailler dur pour cela. Je veux contribuer à raconter ces histoires car les bons exemples peuvent être à la base de transformation. Malgré mon parcours professionnel très varié, au fond de moi-même je suis restée une fille du théâtre.”