Rudy Aernoudt, professeur d'économie à l'Université de Gand: "Je suis un améliorateur de système et j'espère que le coronavirus éveillera un sentiment d'urgence"
Rudy Aernoudt est professeur d'économie à l'Université de Gand et à l'Université de Nancy. Il a été chef de cabinet dans les cabinets flamands, wallons, fédéraux et européens et économiste principale à la Commission européenne. Il a souvent été considéré comme un rebelle et il se considère comme un changeur de système qui veut surtout combattre l'injustice. Dans un monologue il analyse la crise du coronavirus et ses conséquences pour l’économie. "J'espère que la crise nous apprendra qu’il faudra aller de nouveau à la recherche de ce qui est fondamental pour l’humanité.”
“Mon sentiment est double. Il est évident que comme tout le monde je déplore toutes celles et tous ceux qui souffrent de la maladie et qui meurent. D’un autre côté, j’espère que la crise ouvrira les yeux. Parmi de nombreux autres, je suis un de ceux qui, depuis belle lurette déjà, disent que le système qui nous a apporté beaucoup de richesse et de bien-être est arrivé au bout de ses limites.
L’adoration inconditionnelle du Dieu de l’argent est à la base de pas mal de situations humiliantes pour l’homme et donc tout à fait inacceptables. Nos innombrables voyages en avion sont presque gratuits parce que le coût environnemental n’est pas facturé. Nous relocalisons des entreprises dans les pays Asiatiques où les droits sociaux sont très limités, voire inexistants. Dans un monde globalisé à cette échelle et de cette façon, il n’y a finalement que des perdants.
La pandémie que nous vivons actuellement pourrait peut-être nous faire comprendre qu’un changement s’impose et que la croissance éternelle et la globalisation n’ont pas droit au statut de ‘vache sacrée’. N’oublions pas que l’économie consiste toujours d’une succession permanente de crises qui ne sont jamais terminées. Tout comme la mort fait partie intégrante de la vie, les crises sont inhérentes à l’économie.
N’oublions pas non plus que des crises sont nécessaires pour assainir le système économique. A ce propos, je veux faire remarquer quand même que la Belgique est l’un des pays européens avec le plus grand nombre d’entreprises ‘zombies’, c’est-à-dire des entreprises qui ne survivent que grâce au baxter qui leur est administré par les pouvoirs publics et les banques.
Après la crise du coronavirus, j’espère que l’on se posera à nouveau la question de savoir comment on peut expliquer que dans un des pays les plus taxés du monde – et l’on peut s’attendre sans doute à encore plus d’impôts – les retraites sont insuffisantes, les ponts s’écroulent et l’appareil d’état devient toujours plus massif et plus bureaucratique.
C’est là qu’il conviendrait en premier lieu de réaliser des économies, et non pas dans des secteurs essentiels comme l’éducation et les soins de santé. ”
L’optimisme est un devoir moral
“Tout cela n’empêche pas que je reste optimiste sur l’avenir. Karl Popper nous a appris que l’optimisme est un devoir moral. Que certains économistes semblent être engagés dans une course pour faire les pronostics les plus noirs sur l’avenir ne me plaît pas trop. A mon avis, les collapsologues sont souvent des prophètes qui contribuent aux malheurs qu’ils prédisent. Et cela rend les choses encore plus difficiles.
Il ne faut pas être économiste pour savoir qu’on entrera en récession si un grand nombre d’entreprises cessent leurs activités. Et qu’il y aura des faillites dans le secteur de l’horeca si les cafés et les restaurants sont fermés.
Etant donné que de bonnes nouvelles ne sont jamais considérées comme de l’information, j’estime que les media ont aussi une responsabilité. Je donne un exemple pour l’illustrer. KBC a calculé que la pandémie causera cette année une contraction de l’activité économique de 9,5%. La même étude s’attend pour 2021 à une croissance de 12,3%. Mais bien évidemment, les journaux n’ont repris que le chiffre de la baisse.
Le FMI s’attend à une baisse de l’activité économique mondiale de 3%. Le montant correspondant à cette récession est de 9.000 milliards d’euros, ou trois fois le budget de la Belgique.
Les médias ne parlent que du ‘chiffre le plus grave depuis la Grande Dépression’ et non pas du fait que le FMI s’attend pour 2021 à une croissance de 5,8%. Ce chiffre est escamoté. Il est pourtant essentiel d’offrir des perspectives et de donner de l‘espoir: la confiance est le mot clé de l’économie.
Ce qui est cependant encore plus important, c’est que l’analyse de la situation économique soit aussi à la base d’actions. On ne peut pas rester immobilisé sans rien faire. En Grec le mot crise signifie prendre des décisions. La crise du coronavirus est grave, mais il s’agit d’un événement temporaire. Cela signifie qu’il est important de contrôler autant que faire se peut les dégâts.
Il est possible d’y arriver en faisant en sorte que les entreprises structurellement saines ne fassent pas faillite. Et en veillant à ce que les familles ne s’enlisent pas dans la pauvreté. Et cela nécessite des interventions de la part des pouvoirs publics.
Ces interventions ont été réalisées. Dans des pays comme l’Allemagne, la France et la Belgique, on estime qu’elles coûteront finalement 12 à 14% du PIB. Un chiffre énorme. C’est donc d’autant plus dommage que pendant les années de vaches grasses, nous n’avons pas constitué une réserve. Le gouvernement devrait être anticyclique et ne l’a pas été suffisamment.”
Sommes-nous plus heureux?
“Les 5 dernières années la dette mondiale est passée de 100 à 350 trillions de dollars. La crise du coronavirus ajoutera encore 10 à 15% à ce montant déjà gigantesque et irréel.
Est-ce que nous transmettons à nos enfants et petits-enfants une dette astronomique, une planète souillée et des milliards de personnes vivant en pauvreté? Est-ce vraiment l’héritage que notre génération veut laisser?
Il est tout de même normal de se révolter contre cette idée. Par conséquent, je suis une rebelle qui s’oppose aux autorités. A mes yeux, c’est tout à fait logique. Car je ne supporte absolument pas l’injustice. Dans son roman Door mijn schuld (De par ma faute) la philosophe néerlandaise Désanne van Brederode pose une question cruciale: comment peut quelqu’un qui est coupable redevenir quelqu’un de libre?
Je suis un améliorateur de système et j’espère que la crise du coronavirus éveillera un sentiment d’urgence. Est-ce qu’une grosse somme sur notre compte bancaire nous rend plus heureux? Est-ce notre seule ambition dans la vie d’avoir un salaire plus élevé que celui du voisin? Est-ce vraiment le bonheur quand nous prenons l’avion pour un weekend de fête à Ibiza? J’espère de tout cœur qu’à partir de maintenant nous prendrons le temps de réfléchir à ce genre de questions et que nous rechercherons à nouveau ce qui est fondamental pour l’homme.”
Modèle de réhabilitation
“Le grand défi consistera à traduire cette réflexion dans un nouveau modèle qui définit concrètement la liberté et la responsabilité individuelles.
A mon avis, le nouveau modèle économique devrait être un modèle de réhabilitation, dans lequel l’économie n’est pas un but en soi et dans lequel l’argent retrouve sa place comme moyen d’échange, au service de l’homme.
Pourquoi avons-nous inventé l’argent? Pour faciliter le commerce. Un cordonnier fait des chaussures, reçoit de l’argent pour cela et utilise cet argent pour acheter des légumes. Sans moyen d’échange ce commerce serait plus difficile.
Le grand problème réside dans le fait que nous semblons avoir oublié quel est le rôle original de l’argent. Nous ne le considérons plus comme un moyen d’échange. L’argent une fin en soi qui semble justifier tous les moyens. Il nous en faut tujours plus. Aristote appelle cela ‘apeiron’ et y voit la fin de l’économie.”
Une économie de valeurs
“Nous avons perdu les pédales. L’économie financière est devenue plus importante que l’économie réelle. Des entreprises sont achetées, restructurées et vendues à nouveau comme s’il s’agissait de marchandises ordinaires. Je crois que l’on peut qualifier cela comme du capitalisme de vautour.
Et dans cette forme de capitalisme, les collaborateurs ne sont pas traités comme des humains, mais purement comme un facteur de coûts dans le bilan. Et en même temps j’entends dire tous les PDG que les femmes et les hommes constituent la valeur réelle de leur entreprise. Il y a souvent un fossé géant entre les paroles et les actes.
Je crois que nous devons évoluer vers une économie de valeurs - pas une économie dans laquelle la valeur ne s’exprime qu’en argent - dans laquelle la dimension locale, l’environnement et les valeurs sociales ont autant d’importance que les bénéfices et es profits financiers.
Je suis un grand adepte de la dimension locale. Être fier d’un produit ou du service qu’on offre est à mon avis la meilleure façon de lutter contre la corruption. Comme le philosophe Emmanuel Lévinas a dit, il faut oser se regarder face à face dans le visage.
Je plaide donc dans la mesure du possible pour un retour à la dimension locale. En Europe je me suis exprimé déjà souvent en faveur du ‘reshoring’: le retour des entreprises qui ont relocalisé leurs production dans les pays à bas salaires.
Il doit être possible de remplacer le marché ouvert par un marché loyal, ou tout au moins de les faire exister l’un à côté de l’autre. Cela changerait en tout cas tout ce qui touche à la globalisation. Ce processus de la relocalisation était déjà en cours avant la crise du coronavirus et grâce à la crise il peut être accéléré.”
L’environnement et les aspects sociaux
“Il faut oser remettre tout en question et partir d’une vision globale. On n’a pas besoin de créer des banques éthiques, mais toutes les banques doivent avoir une dimension éthique. Les ‘Green bonds’, les obligations vertes ne peuvent pas être un phénomène en marge: l’écologie et l’attention pour l’environnement doivent faire partie intégrante de l’ADN de toute entreprise qui émet des obligations.
J’estime par ailleurs que l‘environnement est plus important que le climat qui n’en est qu’un seul aspect. La dimension sociale est également très importante. On oublie trop souvent que notre société occidentale est riche, mais aussi cynique et amère dans laquelle il y a aussi beaucoup de pauvreté. Il s’agit d’un facteur dont il faut également tenir compte quand on construit un nouveau modèle.
Et finalement je voudrais quand même dire que l’on doit éviter que le pendule ne fasse plus ses mouvements réguliers. L’économie ne peut pas devenir le bouc émissaire de tout ce qui se passe.
Dans un nouveau modèle, l’économie et l’innovation ont toujours un rôle important à jouer. Mais le ‘homo economicus’ n’a jamais existé et n’existera jamais. L’homme a toujours été et sera toujours un être à dimensions multiples, qui doit continuer à occuper la place centrale dans tous les modèles.”
Crowdfunding
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